Numéro 933, 1er octobre 96

Gaz à effet de serre
Les réservoirs des barrages pointés du doigt

Luc Dupont
Agence Science-Presse

Le mythe d’une énergie qui serait complètement «propre» a la vie dure. Et les tenants de l’hydro- électricité, Hydro-Québec en tête, en savent quelque chose.

La dernière «attaque» contre cette filière énergétique est venue récemment de Philip M. Fearnside, un chercheur du Brésil qui oeuvre à l’Institut national pour la recherche en Amazonie (INPA). Ce scientifique estime que certains réservoirs artificiels créés en amont des barrages hydro- électriques laissent échapper des quantités si importantes de gaz à effet de serre (CO 2 et méthane), qu’ils rendent en définitive l’hydro-électricité aussi polluante qu’une centrale électrique fonctionnant au charbon!

La seule différence avec une centrale au charbon, c’est que ces gaz ne proviennent pas de la centrale elle- même, mais de la décomposition de la végétation qu’on a inondée en créant les réservoirs.

Rapportés en mai dans le magazine New Scientist, les travaux de Fearnside font état notamment d’un réservoir : le Balbina. Construit au milieu des années 1980 sur la rivière Uatama, pour alimenter la ville de Manaus, au Brésil, ce barrage a entraîné la création d’un réservoir nécessitant l’inondation de 310 000 hectares de terre.

Dans ses travaux, le scientifique a estimé qu’il serait sorti du réservoir, dès sa première année de mise en eau en 1988, 10 millons de tonnes de CO2 et 150 000 tonnes de méthane. Et, le comble : en comparant le barrage Balbina à une centrale au charbon qui produirait la même quantité d’électricité, il en arrive à un chiffre d’émissions de 0.4 million de tonnes de CO2 par année. En d’autres termes, l’hydro-électricité serait 16 fois plus polluante! Dans son article original, paru dans Environmental Conservation (printemps 1995), le scientifique précise toutefois que les réservoirs hydro-électriques amazoniens, par l’abondante quantité de végétation qu’ils mettent en cause, arrivent fréquemment à des niveaux d’émissions qui sont pires que la filière pétrolière.

Chez Hydro-Québec, où on gère quelque 20 000 km2 de réservoirs, on ne nie pas le phénomène de production de gaz par ces grands «lacs artificiels». C’est un phénomène connu et prouvé scientifiquement. On a même mis sur pied il y a cinq ans un «programme de recherche sur les émissions atmosphériques des réservoirs hydro-électriques».

Cependant, la réaction aux travaux de Fearnside est sans équivoque : «Nous avons lu son étude. Il est important de dire que Fearnside n’a pas échantillonné ces réservoirs dont il fait état dans ses travaux. Ce qui n’a pas été mentionné dans l’article du New Scientist, c’est que la plupart des paramètres (24 sur 28) qui participent à la formation des gaz, et sur lesquels s’est basé Fearnside pour établir ses conclusions, sont le fruit d’hypothèses scientifiques», résume Luc Gagnon, conseiller à la performance environnementale chez Hydro-Québec.

L’une de ces hypothèses prévoit que la décomposition de la biomasse inondée se fasse à 100 p. cent. «Or, dans l’état actuel des recherches, il subsiste encore beaucoup d’incertitudes quant au potentiel de décomposition des végétaux immergés dans les réservoirs, dit Gagnon. Le porte-parole d’Hydro-Québec cite une étude scientifique remontant à 1983, signée R. Van Collie, où on démontre «qu’après 55 ans d’immersion, des troncs de conifères ne présentent pas d’altérations significatives».

Un autre point contestable (aux yeux d’Hydro-Québec) des travaux de Fearnside est qu’il a fondé ses hypothèses sur le cas Balbina, un des pires projets hydro-électriques (toujours selon Hydro- Québec), quand on considère le rapport entre la surface inondée et l’électricité produite. «En inondant 310 000 hectares pour produire 0.97 TWh (térawatts/heure), Balbina établit un rapport de 3244, explique Luc Gagnon. En Suisse, où les réservoirs sont peu étendus parce que très profonds (relief oblige), ce rapport est de 2; en Suède, 25; au Québec, 159.»

Enfin, Hydro-Québec critique Fearnside en s’appuyant sur ses propres recherches menées ces dernières années dans deux réservoirs de la Baie James : LG-2 et LA-1 (Laforge) «le premier, explique Luc Gagnon, durant les années 13, 14 et 15 suivant la mise en eau; le second, les années 0, 1 et 2.» Les résultats, apparus notamment dans le magazine Ecodécision (hiver 1996), ne vont jamais aussi loin que ceux de Fearnside.

Comparant l’hydro-électricité à d’autres filières énergétiques, les chercheurs québécois (Chamberland, Bélanger, Gagnon) vont même jusqu’à affirmer qu’au niveau des gaz à effet de serre, l’énergie hydro-électrique est encore la plus propre : elle serait 17 fois moins polluante (31 000 tonnes d’émissions) que les centrales au gaz naturel (547 000 tonnes), la filière jugée la moins dommageable parmi les hydrocarbures.

Qui croire dans tout cela? Nonobstant le caractère extrême des résultats brésiliens, Philip M. Fearnside semble tout de même avoir soulevé quelque chose d’important : bien qu’elles soient reconnues scientifiquement, les émissions de gaz provenant des réservoirs ne figurent nulle part «dans l’inventaire national des sources d’émissions comptabilisés par le Canada (ni par aucun pays d’ailleurs)», confirme Pierre Boileau, chimiste au Service des inventaires de gaz à effet de serre à Environnement Canada.

Et il n’y a pas que les réservoirs : les gaz émanant des grands bassins municipaux d’épuration d’eau ne sont pas non plus comptabilisés. Et on admet que la mesure du méthane sortant des décharges de déchets publiques est soumise à un taux d’erreur de 30 p. cent. «Des mesures moins que médiocres», juge Pierre Boileau.

Le Canada, comme 150 autres pays, a pourtant signé à Rio en 1992 (Sommet de la Terre) une Convention- cadre des Nations Unies où il s’engageait à mesurer le niveau de ses émissions, et à ramener leur quantité au niveau de 1990 (au total, 526 mégatonnes). Mission accomplie? Pas tout à fait. «Les chiffres de 1994 nous amènent à 615 mégatonnes», déclare Pierre Boileau.


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